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L'art de rendre un voyage attrayant lorsqu'il ne se passe pas grand chose...

Illustration de Elmore (les compagnons de la Lance) /

Illustration de Elmore (les compagnons de la Lance) /

Bon, je sais ce que vous allez me dire, ça faisait un bail qu’on n’avait plus de nouvelles de notre petite compagnie… Ben, oui, c’est vrai, mais comment on fait quand dans un voyage, il ne se passe pas grand-chose. Grande question qui se pose à tout auteur de fantasy… Comment gérer les distances d’une contrée à une autre ? Comment rendre le voyage tout à la fois réaliste, enrichissant (pour ses personnages et pour l’intrigue), intéressant, et bien sûr original ?

- Facile, me rétorque Harken qui se croit toujours plus malin que les autres. Première solution, certes expéditive, je le concède, mais vraiment jouissive pour les auteurs paresseux et en manque d’inspiration, ce n’est pas ton cas, je te rassure… Il suffit de dire un truc du genre. Il prend sa voix de conteur à deux eugords (oui dans mon roman, la monnaie, c’est l’eugord) et se lance, un brin théâtral. Demain mes amis, nous partons en quête de ce trésor du mont Précieux, il nous faudra traverser les landes de l’Oubli, escalader le mont solitaire, traverser le marais de Lephmarte ! Mais cela ne nous fait pas peur…

Sa voix demeure en suspens, dans l’attente d’une improbable relance, et poursuis en changeant de ton. Je me demande bien ce qu’il va me sortir.

- Alors le lecteur tourne la page, poursuit-il en essayant de ménager ses effets, comme pour laisser planer un pseudo mystère. Il voit le début d’un nouveau chapitre et peut lire. Il reprend de sa voix de conteur. Nos héros mirent pas moins de deux mois à traverser les landes de l’oubli, deux semaines à franchir le mont solitaire, trois à s‘enliser dans les boues putrides du marais de Lephmarte, mais ils parvinrent malgré tout, sain et sauf au pied des grottes de Carawinka censées abritées le trésor du mont Précieux…

Gizmo, qui avait écouté religieusement à partir du moment où le mot trésor était sorti de la bouche de Harken, s’étrangle avec ses râbles de lapin. Il devient rouge écarlate, ses yeux lui sortent de la tête, il rigole sans que son rire puisse franchir la barrière de ses lèvres maculées de chair et de vin. Son fou-rire communicatif gagne Mithra et Ambroise. Je suis tellement atterré que j’en demeure coi, sans rien à redire pendant de longues secondes, laissant à mes compagnons, le « privilège » de réagir les premiers.

- Non, mais t’es sérieux, là, finit par cracher le nain, une fois retrouvé un peu de souffle.

- Ben quoi, ce qui intéresse le lecteur, c’est pas l’itinéraire qui va être interminable, et ennuyeux, ce qui l’intéresse, c’est le trésor, alors autant lui en donner tout de suite pour son argent !

- Pas faux, approuve finalement Gizmo en levant sa timbale pour trinquer.

- Avec ce raisonnement, il n’y a pas d’histoire, intervient Urina. On a envie de connaître les contrées qu’ils vont traverser, les belles âmes qu’ils vont rencontrer, les magnifiques cités peut-être, ou les lieux emplis de mystères, de charmes.

- Oh putain ça va être chiant, réplique Gizmo. Des descriptions à n’en plus finir, des tournures à la mords-moi-le nœud pour faire « genre je suis poète », mais c’est pas ce qu’on veut ! Nous on veut de la baston, des gnons, des trésors, putain !

- Et des méchants vraiment vilains à terrasser, complète le paladin. Pour qu’Akath triomphe du Mal, et du Chaos, débarrasse notre terre des péchés égoïstes de de toutes les malfaisances !

- Akath c’est qui déjà ? Relève Gizmo, un brin provocateur.

Je surprends le regard noir d’Ambroise sur le nain, et je me dis qu’il est temps pour moi de recadrer le débat lancé ce soir, autour du feu. Quelle idée ai-je eu de faire porter la discussion sur les voyages dans le monde de la fantasy ?

- L’idée de Harken a été reprise par certains auteurs dont je tairais le nom, par égard pour eux, car il faut bien le reconnaître, c’est un procédé nullement littéraire, pour le moins maladroit, et qui dissimule mal le manque d’inspiration de l’auteur. Il peut être accepté néanmoins si entre le départ de ses héros et leur arrivée, il se passe autre chose d’intéressant, ailleurs, avec d’autres personnages. Notre romancier peut alors privilégier cette partie du récit et ne reprendre le fil de la quête du trésor que deux ou trois chapitres plus tard (pour bien marquer le temps passé, tout de même). Dans ces conditions, on peut l’accepter.

- Mais c’est nous priver de la description du marais, de ce mont solitaire et de ces landes de l’oubli, insiste Urina en prenant un petit air boudeur.

- Et puis, on veut savoir comment nos héros ont vécu ces treize semaines de périple, intervint Poigne gay, jusqu’à présent silencieux. Devant les regards narquois du nain et d’Ambroise, il se justifie. Ben quoi, on peut pas les passer comme ça d’un trait de plume.

- Tu as raison, Poigne, on ne peut pas, d’où la question débat de notre veillée, répondis-je avec tout le sérieux d’un maître s’adressant à ses élèves. Parce que tomber dans l’excès inverse qui obligerait l’auteur à tout décrire, presque jour par jour, c’est désespérant d’ennui. D’ailleurs un petit conseil gratuit aux auteurs, n’indiquez jamais que le périple va être long, ne décrivez pas à l’avance les régions et dangers qui les attendent, car le lecteur se les représentent à l’avance, ça casse l’effet de surprise, ils se disent bon okay, là on va avoir droit à ça, et là après, il y aura « ça » et pire encore, ça décourage les Gizmo qui veulent tout de suite se rendre à la case trésor.

Un silence s’installe, au moins ai-je réussi à les calmer et les faire réfléchir un peu.

- Parce que tu crois qu’il y a des auteurs parmi nous, s’étonne Gizmo, mi-ahuri, mi-sérieux.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Ben t’as dit « un petit conseil aux auteurs », moi je comprends que tu vois en nous qu’on pourrait être des auteurs ! Sinon tu dirais pas ça, tu nous donnerais pas ce conseil !

- Vous oubliez que je suis auteur !

Tiens, Bru Casse-Voix se rappelle à nos bons souvenirs. C’est bien qu’il somnole dès qu’il a un coup dans le nez celui-là, parce qu’il ne nous saoule pas de ses chansons. Tout le monde lui lance des regards incrédules.

- Ben oui, hoquète-t-il pour faire passer le surplus d’alcool. Vous oubliez que c’est moi qui compose et écrit les textes que je vous chante ! Je suis auteur, et le revendique tout autant que mon ami Breth ! Hein Breth que je suis auteur ?

Je baisse la tête et en profite pour ranimer le feu tout en répondant un « oui » peu convaincant. Son « casser la voix » qu’il nous chante à tue-tête, au moins trois fois par jour, je jurerais l’avoir déjà entendu, et le public hurlait « Patrick » à tue-tête, ce n’était pas lui, j’en suis certain. Mais bon, la veillée doit être conviviale et sympathique, je suis assez bon pour ça, j’ai remarqué depuis le début de notre périple, tous les soirs, mes compagnons attendent que je l’anime avec impatience. J’en ai d’ailleurs la preuve avec la relance pour le moins opportune de Poigne Gay.

- Donc, c’est quoi la solution ?

En voilà au moins un qui suit, qui est intéressé, et qui croit encore que j’ai la solution. Le bon élève de la classe, quoi, il en faut un… Sauf que la solution, ben je l’ai pas… Mais un bon barde doit avoir réponse à tout, l’art de l’improvisation.

L'art de rendre un voyage attrayant lorsqu'il ne se passe pas grand chose...

- Il n’y a pas de solution miracle, mon Poigne. Juste de bons compromis. Eviter les banalités, du genre une petite attaque de brigands, un belle à sauver de la noyade, une embuscade de gobelins… Ne pas trop s’attarder si cela n’apporte rien au récit, à l’intrigue…

- Sauf que là, c’est exactement ce que tu fais, me coupe Harken. Tu t’attardes, nous on veut se retrouver devant la succube, la trucider et repartir avec le trésor, et toi, tu t’amuses à nous retarder autour d’un feu à discuter de trucs débiles, sans même un gobelin à découper, une donzelle à baiser… euh pardon, sauver… un trésor à dénicher… Tu t’enlises mon pauvre Breth, et en plus te contredis !

Ah le bougre, le perfide, quel coup bas ! Que lui répondre ? Que j’essaie de gagner du temps en essayant de trouver un dénouement… Non, il jubilerait… Je ne peux le laisser gagner ! Je vais lui clouer le bec.

- Mais nos veillées comblent le manque d’action de la journée, mon cher Harken. Qu’y puis-je si aucun gobelin, aucun dragon ne croise notre route ? Est-ce ma faute si aucun aventurier n’a laissé de coffre emplis de trésors sur le chemin ? Suis-je à blâmer si Urina se refuse obstinément à toi ? Il fulmine et je poursuis. Le manque d’action ne signifie pas qu’il ne se passe rien. Regarde nos veillées sont éclairantes pour nos lecteurs. Ils commencent ainsi à cerner vos personnalités, à se familiariser avec vos caractères, et cela expliquera vos réactions futures lors des situations auxquelles vous allez être confrontées. Ce périple aura servi à renforcer les liens des lecteurs avec vous, pour qu’ils s’attachent à vous, et pour certains, c’est sûr, je vais avoir plus de boulot que pour d’autres, suivez mon regard. Je le foudroie littéralement. Donc ce périple, n’aura pas été inutile, il m’a servi à approfondir vos caractères, chers amis, et de la manière la plus subtile qui soit, sans que vous ne vous en rendiez compte, en vous soutirant quelques sourires même à certains moments…

Rien d’ailleurs n’est vraiment inutile si l’auteur et le lecteur ont pris du plaisir à écrire et à lire… De mon côté, le plaisir fut au rendez-vous, et vous ?

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