Le suggesteur de conscience

02/01/2021 16:44

Dois-je vous rappeler où je suis ? Vous planter à nouveau le décor ? "Les fées du logis", c'est l'auberge peuplée de fées volantes qui nous servent les chopes en virevoltant au-dessus de clients hilares et excités par le spectacle... Ca y est ? Ca vous revient ? Je suis en compagnie d'un faux mage aux airs de Gandalf, mystérieux, silencieux, qui daigne enfin ouvrir sa bouche. J'ai trop bu, je ne sais plus trop où j'en suis, Harken m'a bandonné quelques jours après notre première aventure contre la succube Kora Sahn (chroniques à vendre sur Amazon ;-)...

"- Je suis suggesteur de conscience, m’avoue le vieux, avant de retremper ses lèvres dans le verre.

Il a de la mousse sur ses poils gris tout autour de ses lèvres. Cela lui donne un petit air désuet et sympathique.

- J’ai un pouvoir d’empathie et de suggestion. Un don, devrais-je même dire. Je soulage les consciences, suggère des conseils, parfois des actions. Je rends les gens heureux, croyez-moi !

- Ah oui ? Je suis curieux de savoir comment ? En leur suggérant de vous payer des godets ? Pas sûr qu’il soit heureux lorsqu’ils découvrent le montant de l’addition !

- Ce sont mes honoraires, Breth. Je ne vous ai rien dit d’autre que « vous vous sentirez sûrement mieux en vous confiant à moi autour d’un verre ou deux ! ».

Maintenant qu’il le dit, le pire, c’est que c’est vrai. Je me suis épanché lamentablement sur son épaule, ça me revient maintenant, il s’est retourné, et il m’a balancé sa tirade. La belle arnaque !

- Je crois que la malédiction de Kora Sahn me poursuit encore !

- Taisez-vous, n’abordez plus cet épisode ici ! me souffle-t-il doucement.

- Et pourquoi cela je vous prie ? Je suis encore le héros de mes chroniques, j’aborde le sujet que je veux quand je veux, où je veux et comme je le veux ! Ce n’est pas un vieillard sénile que je connais depuis une heure qui va guider ma conduite tout de même !

- Je suis ici pour vous aider, pour vous assurer le succès.

- Cette seule pensée m’a valu d’être maudit, répliquai-je, encore lucide malgré les quatre ou cinq chopes ingurgitées.

Je rappelle pour les étourdis, les non-initiés, les pièces rapportées, que dans mes précédentes aventures « Les Chroniques de Breth & Harken ; la malédiction de la succube » (Chez Amazon), j’avais vendu mon âme à une succube dénommée Kora Sahn en échange du succès et de la reconnaissance pour mon précédent ouvrage « la trahison des alchimistes » (aux éditions Baudelaire).

- Mais votre ouvrage n’est en vente que depuis quelques semaines, vous le lancez en pleine épidémie, et en pleines vacances, quel mauvais timing, permettez-moi de le dire ! Laissez-lui le temps, il va connaître le succès, seulement, si vous divulguez la fin et parlez trop de ce qui s’est passé, vous allez comment dit-on déjà en langue anachrone… spoiler !

- Oui, bien sûr, et vous lisez cela dans les marcs de café ? ricanai-je. Non, vous, c’est dans le fond des godets vidés.

- L’avenir est écrit, oui, mais pas dans les marcs de café ou au fond de je ne sais quelle verre, l’avenir est gravé dans les tablettes immuables !

Il prend un air grave et mystérieux pour me dire cela, il prend même la peine de se pencher vers moi, comme s’il s’agissait d’un secret fabuleux, de l’emplacement d’un trésor, ou d’une révélation qui va changer la face du monde. L’espace d’un instant, je le reprends pour un puissant magicien en mission secrète. Puis, j’éclate de rire.

- J’en déduis que vous n’avez jamais entendu parler des tablettes immuables, répond Barrus, un brin vexé.

- Non désolé, aucune tablette immuable dans les registres de ma mémoire, et pourtant, des histoires, j’en ai entendu, j’en ai même écrites, j’en ai fait ma profession.

- Allons, monsieur Breth, vous n’allez pas me dire que vous n’avez jamais entendu d’histoire sur la fameuse banque du Temps ?

La banque du Temps… La plus prodigieuse des banques, celle qui contient les plus incroyables trésors… La banque où se scellent les destins, les fortunes et infortunes, la banque des dieux…

- Bien sûr que j’en ai entendu parler, elle est la banque que tout voleur rêve de dévaliser. Si c’est le plan que vous allez me proposer, je dois vous avertir que vous vous adressez à la mauvaise personne, moi, je suis barde, et c’est Harken qui vous serait utile pour ce genre de coup !

- Vous ai-je dit que j’étais voleur ? Je suis suggesteur de conscience, et vous venez d’entrevoir une partie de mon pouvoir. Je vous ai poussé à révéler ce que votre subconscient cherche à garder secret. Vous souhaitez retrouver Harken, monsieur Breth, vous vous morfondez sur votre manque de reconnaissance par rapport à vos ouvrages, et vous rêvez plus que tout d’aventures et de fortune. Voilà, ma séance est terminée, mais je suis persuadé que nous serons amenés très vite à nous revoir.

Il me tend la main, se lève en me souriant lorsque je la lui serre sans chaleur, puis il me tourne le dos et s’éloigne lentement. Il se fraye un passage au milieu de la foule bruyante qui n’en finit pas de trinquer, de rigoler et de fumer, à l’aide d’un bâton torsadé que je n’avais pas remarqué en arrivant. Mon attention est détournée un instant par une fée qui lui passe au ras de la tignasse, et lorsque je veux le rappeler, il a disparu. Le bougre m’a lâché un diagnostic des plus justes, j’en suis tout retourné. Une fée dépose sur la table une petite note qui s’élève tout de même à onze pièces de cuivre et un doublon d’argent. Ce vieux schnock n’a pas manqué de me laisser l’addition à régler, et ça fait quand même cher pour s’entendre dire à la fin qu’on se retrouve seul comme un con, sans succès, à rêver de gloire et de fortune."