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Le voeu

Le voeu

Six jours se sont écoulés depuis l’annonce de ma malédiction. Six jours d’anxiété et de nuits sans sommeil, hanté par ma seule peur car, honte à moi, mais je dois le confesser… Aucune visite de notre succube… Pas même en rêve. Kora Sahn la succube qui exauce les vœux en échange de votre âme. Que n’ai-je entendu comme quolibets de la part de mon ami Harken pendant ces six jours d’angoisse. J’en venais presque à espérer que mon vœu ne soit jamais exaucé. Lui prend ça de haut, et croit à une farce de mauvais goût, mais pas moi. Nous avons vu tous deux le portrait saisissant de la démone, et lu la mise en garde de sa malédiction.

« Je suis la voix de la vérité et me dois de te mettre en garde. Si tu poses les yeux sur moi, je lirais en toi et exaucerai ton vœu le plus cher… Mais ton âme à moi sera liée à jamais… Sauf si tu peux me livrer une âme plus riche que la tienne, ou, plus improbable, si tu peux me prendre en défaut de vérité. »

Combien de fois me la suis-je récité dans mon esprit ? Je ne saurais dire bien sûr, mais suffisamment pour que ma voix en soit déformée et devienne celle de mon ensorceleuse, ma tourmenteuse. Elle chuchotait directement à l’âme qui lui était livrée. Encore un jour et je serai libéré, à en croire Luca qui avait précisé que la succube devait se manifester dans la semaine ! Quelle journée… Je n’ai pas voulu quitter ma chambre de peur de croiser malencontreusement une personne qui m’aurait reconnu et offert ce dont j’ai toujours rêvé. Vous n’avez toujours pas deviné quel était le vœu qui me tenaille, pourtant, il n’est pas bien original. Je dirais même que je le partage avec tous les ménestrels et autres troubadours du Royaume. Je ne le formulerai pas de vive voix devant vous, juste pour combler votre manque d’imagination et de jugeotte, je crains trop que cela ravive la malédiction. Je suis donc resté cloîtré, seul, car je n’étais pas d’humeur non plus à supporter les grivoiseries ou les moqueries d’Harken. Le soir venu, toutefois, il m’a bien fallu quitter ma chambre et affronter mon destin…

 

Pour ne plus songer à l’indicible avenir qui m’étais promis, et ne plus entendre les crampes d’estomac que mon jeûne avait provoqué, j’ai fini par sombrer dans le sommeil. Je ne saurais dire si je m’étais endormi depuis une minute ou une heure, lorsque l’on frappa à ma fenêtre. Mon cœur s’emballe aussitôt. Je rallume une chandelle à la hâte en redoutant voir apparaître le visage cornu de ma succube, mais chasse aussitôt cette idée en la trouvant ridicule. Depuis quand une créature aussi démoniaque frappe-t-elle à la fenêtre ? Et pourquoi la fenêtre et pas à la porte ?

J’approche alors fébrilement de la lucarne, la chandelle à la main, refoulant de mon mieux la peur qui a transformé mon épiderme en peau de poulet. A la lueur de la bougie, le visage poupin d’un enfant d’une dizaine d’années m’apparaît. Le gredin, en s’aidant des pierres déchaussées et des jointures qui commencent à s’effriter, est parvenu à escalader l’étage depuis l’arrière-cour. Je lui ouvre, mécontent, et m’apprête à le houspiller, mais il me devance par des propos qui me touchent en plein cœur.

 

- J’ai quelque chose à vous remettre ! S’empresse-t-il de me dire. Quelqu’un veut vous voir, c’est très important.

 

Et le gamin sort de sa chemise débraillée un mouchoir brodé que je reconnais aussitôt. Il y a un magnifique W cousu sur le coin droit du tissu… Un W pour Weenara… La servante bien aimée que je courtise depuis des lustres ici à l’auberge. Ce mouchoir, je le reconnais d’autant mieux que c’est moi qui le lui ai offert.

 

- Qui t’a remis ce linge ? Parle sale morveux !

 

Je l’empoigne alors par le col et d’une chiquenaude, pourrait alors le renvoyer d’où il vient, plus vite qu’il n’est monté. Pas sûr qu’il retombe sur ses pattes. Ce n’est pas un chat. Ce n’est qu’un gamin. Je me calme en percevant la terreur sur son visage. Il a été si surpris par mon excès de fureur qu’il en a oublié de hurler ou de me supplier. Je relâche la pression, ce qui a aussitôt le don de lui faire retrouver l’usage de la parole.

 

- Retrouvez-moi en bas de la rue des lavandières, dans le faubourg des Arcs-morts, dit-il. Une question de vie ou de mort, précise-t-il en se débinant déjà.

 

Il redescend à toute vitesse le mur lézardé et me lance, une fois dans la cour.

 

- Venez seul ! Une question de vie ou de mort…

 

Une question de vie ou de mort ? Que veut-il dire ?  Est-ce que Weenara est en danger ? C’est évidemment la première pensée qui me vient à l’esprit. J’enfile mes chausses en cuir, mon pourpoint, ajuste mon baudrier, et descend à toute allure dans la grande salle commune de l’auberge. Malgré l’heure tardive, il demeure quelques clients. Je balaye l’assistance du regard dans l’espoir d’y repérer ma Weenara, mais hormis Harken, affalé sur sa table à cuver son vin, je ne relève aucun visage familier. Je me dirige alors vers le comptoir et interpelle la gérante, la grosse Olgar, qui est en train de servir des bières à une petite troupe de nains déjà bien éméchés.

 

- Je cherche Weenara, Olgar, peux-tu me dire si tu l’as vu ce soir ?

 

- C’est son jour de repos mon chéri. Elle a pas mis les pieds ici de la journée, encore quelques heures et tu la verras rappliquer, ajoute-t-elle sur un ton grinçant.

 

Elle n’est pas sans ignorer, elle aussi, les sentiments que j’éprouve pour elle. Il n’y a en fait que Weenara pour ne pas s’en rendre compte ou faire semblant de ne pas s’en rendre compte. Je ne prends pas la peine de répondre et quitte l’auberge à grande enjambée.

Le voeu

Le froid piquant de la nuit me saisit au dehors, et je remonte le col de mon mantel avant de m’élancer vers le lieu de rendez-vous que le petit morveux m’a donné. Le quartier des Arc-morts est un sale quartier. On ne l’a pas nommé ainsi pour rien. Il y a des arches, des portiques, des arcades et des arrières cours un peu partout. Ce sont les lieux idéaux pour une embuscade. J’en prends conscience en gagnant la rue des lavandières et en percevant les porches qui se multiplient à la jonction des rues que je traverse. Je suis en train de me jeter dans la gueule du loup. Il est fou d’en avoir conscience et pour autant, ne pas renoncer. L’amour a ses raisons que la raison ne connaît point ! Je m’arrête un instant en songeant à l’adage philosophique que je viens d’inventer. L’amour et le danger m’inspire, dîtes donc… Quel gâchis de ne point publier toutes mes réflexions, aventures et citations ! Tant de richesse intellectuelle non partagée, c’est désolant !

 

- Je n’ai jamais eu le plaisir de lire une pensée si clairement formulée.

 

Une voix, provenant d’une porte cochère, m’interpelle sur le côté. Je me retourne, vif comme ma pensée, et dégaine mon épée, aiguisée comme mon esprit. Je suis prêt à en découdre et à pourfendre quiconque aura abusé de ma bienaimée. Je suis arrivé sans m’en rendre compte au lieu de rendez-vous fixé par le mioche, mais à la place du gredin, se tient un homme, très grand, très fin, enveloppé dans un long manteau à col pointu qui dissimule son cou et son menton. Il se tient dans l’ombre du portique et je ne vois pas son visage. Je sens tout de suite le maléfice qui l’entoure.

 

- Qui êtes-vous ?

 

- Je suis le sieur Baudelaire, dit-il en sortant de l’ombre. Et vous, êtes-vous bien le grand, l’illustre et incomparable Breth Harken ?

 

L’homme a la peau blafarde, un regard sombre, pénétrant, et un nez légèrement crochu qui me fait songer à un bec de rapace. Qui peut m’appeler Breth Harken ? Cela fait bien longtemps que l’on ne m’a plus appelé ainsi… Si longtemps d’ailleurs que j’ai fait don de mon patronyme à mon compagnon afin de dissimuler sa véritable identité. C’est resté, je ne suis plus que Breth. Pourtant, il connaît ma véritable identité.

 

- Je suis celui que vous dîtes ! Où se trouve Weenara ?

 

L’homme fronce les sourcils, qui sont étrangement fins, presque féminins. Il n’est pas d’ici, il est trop maniéré.

 

- Ah oui le mouchoir, comprend il soudain. Ainsi cette délicate putain porte le nom de Weenara. J’avais dis au gamin de vous le laisser pour que vous puissiez le lui rendre. Vous en profiterez pour lui dire que notre nuit fut délicieuse.

 

Mes tripes se nouent à l’idée que ma douce Weenara se soit offerte à ce type.

 

- Mais je ne vous ai pas fait venir ici pour évoquer ma façon de donner du plaisir aux femmes, reprend il sur le ton du sarcasme. Je suis ici pour vous, Breth Harken. Je suis ici pour que vos réflexions, aventures et citations puissent enfin être partagées et connues du plus grand nombre… Pour que votre talent ne soit plus ignoré !

 

Soudain, tout prend forme, tout devient si logique que je comprends qui est cet homme et ce que je fais ici, c’est terrifiant. Je tombe alors à genoux, accablé par la peur. Je me suis bien jeté dans la gueule du loup…

 

- Non… Non… Non…

 

- Je suis venu vous dire de vive voix que vos écrits sont des pépites qui méritent d’être édités.

 

- Non… Pitié… Non…

 

- Allons, vous êtes le plus grand barde de Kos, vous méritez cette distinction, ne faites pas le modeste.

 

- Non… Je ne veux plus… Non…

 

- Ah je vois, ce n’est pas par modestie, c’est la peur qui guide votre refus. Pourtant, votre manuscrit, je vais le publier, quoique vous puissiez en dire désormais.

 

Les larmes me viennent aux yeux.

 

- Non… Je vous en supplie… Non…

 

- « La trahison des alchimistes », une œuvre signée Breth Harken. L’histoire est bien tournée, elle plaira, vous aurez du succès, tout ce que vous avez toujours souhaité…

 

- Non… Non…

 

Mais dans mon esprit, une voix étrangement féminine, machiavélique et terrifiante me souffle une réponse.

 

- C’était ton vœu Breth Harken… Ton âme désormais m’appartient.

Le voeu
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